Visite chez le premier hébergeur européen, externalisé dans la banlieue de Montréal. Entre l’internaute et la page recherchée, il n’y a presque rien, si ce n’est de titanesques centres de traitement de données comme celui d’OVH (Reportage de Télérama) :
« Un coup de badge électronique, la porte s’ouvre, et l’on doit arborer la même expression qu’Ali Baba découvrant la caverne des quarante voleurs. De loin, l’enchevêtrement de fils rouges et gris fait penser à une matière organique, un rêve biomécanique à la H.R. Giger. En s’approchant, on s’aperçoit vite qu’en fait, malgré la complexité des connexions, sans doute une vingtaine par étagère, chaque câble est strictement rangé à sa place, reliant les serveurs et leurs composants au système de refroidissement.
Un couloir ventilé et bardé d’équipements informatiques, cela a un nom : un data center, soit, comme ces mots anglais l’indiquent, un centre de traitement de données. Oui, mais quelles données ? Les miennes, les vôtres. Celles auxquelles on accède en surfant sur un site Web, en regardant une vidéo sur YouTube ou en écoutant une chanson sur Spotify. Celles que l’on produit en envoyant un message sur Gmail, en postant une photo sur Facebook ou en relayant une information sur Twitter.
En 2006, le sénateur américain Ted Stevens avait provoqué l’hilarité de millions d’internautes en s’embarquant dans une description hasardeuse, expliquant qu’Internet « ce n’est pas un gros camion, mais une série de tubes ». Si la première partie de la proposition est assurément vraie – même si l’on ne voit pas très bien où il voulait en venir avec cette histoire de camion –, la seconde affirmation demanderait à être précisée. Oui, Internet, c’est bien une histoire de tuyaux. Mais on a souvent tendance à oublier que ces tuyaux aboutissent quelque part. Et, en général, ils mènent à un data center. Un lieu où l’on stocke des rangées d’ordinateurs en réseau (des serveurs), qui eux-mêmes hébergent un gros, gros paquet de fichiers informatiques que l’on peut consulter ou manipuler à distance.
Le premier hébergeur européen… hebergé au Canada
Mon data center au Canada ! C’était le rêve d’une société française, OVH, premier hébergeur européen, bien décidée à venir titiller le marché nord-américain en s’installant à Beauharnois, petite ville d’une dizaine de milliers d’habitants de la grande banlieue de Montréal, de l’autre côté du Saint-Laurent. Pour se rendre rue de l’Industrie, il faut d’abord traverser le quadrillage de voies rectilignes bordées de maisons en bois peint. Les habitations les plus cossues sont tout au bord du lac Saint-François, et il n’est pas rare de voir un bateau garé dans l’allée du garage.
Au bout de la route, après la zone industrielle, il y a la centrale hydroélectrique. Mise en service en 1932, elle a nécessité le creusement d’un canal de 25 kilomètres le long du tronçon du fleuve situé entre les lacs Saint-François et Saint-Louis. Le bâtiment Art déco en briques, long de près d’un kilomètre, posé sur l’embouchure du canal, abrite trente-huit groupes turbines-alternateurs qui transforment en continu le flot d’eau en électricité. Mais si OVH a choisi de s’implanter ici, c’est aussi parce qu’existait un autre grand édifice, en briques lui aussi, à 300 mètres de la centrale : une ancienne fabrique d’aluminium, fermée en 2009 par Rio Tinto Alcan, après plus de soixante-cinq ans d’activité.
« Ici, nous construisons le plus grand data center du monde. » Jérôme Arnaud, responsable des opérations nord-américaines d’OVH, dit cela sereinement, pour un petit Français qui s’amuse à faire la nique à Google, Microsoft ou IBM. Car OVH n’est pas vraiment un géant de l’informatique : six cents employés, un siège à Roubaix et un nom peu connu du grand public (« OVH, la face cachée de l’Internet français », titrait récemment Le Monde Economie). Une entreprise familiale créée par un surdoué des ordinateurs, Octave Klaba (la légende dit qu’il a programmé son premier PC à l’âge de 6 ans), et dirigée par le père de ce dernier, Henryk.
Mais alors, vraiment le plus grand data center du monde ? « Beauharnois, c’est déjà le plus grand en surface, reprend Jérôme Arnaud. Si l’on compte le nombre de serveurs, on en a 10 000 en service, 20 000 dans un mois, et à terme, 360 000 ! » Nombre faramineux. Mais difficile à comparer puisque Google, Microsoft et consorts n’aiment pas vraiment communiquer à propos de leurs data centers – le seul dont Google ait jamais ouvert les portes à un journaliste (de Wired), à Lenoir, en Caroline du Nord, abritait 49 923 serveurs en octobre 2012.
En attendant que quelqu’un d’autre revendique le titre, c’est donc OVH qui tient le bon bout. « En voyant le bâtiment d’Alcan, on s’est exclamé : « La vache ! », raconte Octave Klaba sur l’un des forums de discussion d’OVH. On a tout de suite compris que c’était ce qu’il nous fallait pour pouvoir exporter notre technologie dans un pays froid. » L’ex-usine d’aluminium convenait parfaitement. Pour fabriquer l’aluminium, il faut de l’électricité – l’alumine, extraite de la bauxite, est dissoute par électrolyse dans un bain qui dépasse 950 degrés Celsius. Et évidemment, avec une telle température, l’usine doit être conçue de manière à être bien ventilée.
De l’air frais :
Justement, l’électricité et la ventilation sont deux ingrédients primordiaux pour la construction d’un data center, car un serveur doit être maintenu à une température comprise entre 20 et 25 degrés. L’équipe d’OVH a alors l’idée de reproduire, à l’intérieur de l’usine d’Alcan et à une échelle plus petite, l’architecture de Roubaix 4, l’un de ses data centers du Nord. Début 2012 commence la construction d’une première tour carrée, en murs de tôle percés de gros ventilateurs qui injectent de l’air frais parmi les rangées de serveurs, qu’un large puits central évacue ensuite.
Mais, attention, ventilation n’est pas climatisation, et OVH s’enorgueillit d’avoir inventé un système maison, moins gourmand en électricité. « Début 2000, les fabricants de processeurs étaient lancés dans une course au gigahertz, l’unité qui mesure la vitesse de calcul, explique Germain Masse, directeur des opérations d’OVH. Du coup, ces processeurs produisaient de plus en plus de chaleur. On s’est rendu compte que l’on consommait davantage d’énergie pour refroidir les serveurs que pour les alimenter. Henryk Klaba, qui est un peu notre Géo Trouvetou, a mis au point ce système qui fonctionne comme un radiateur de voiture : l’eau passe en circuit fermé au plus près des composants et maintient leur température. »
Redescendant de la salle des serveurs, on s’arrête au milieu de l’un des quatre immenses halls de l’ancienne aluminerie. A côté de la première tour, une deuxième sera bientôt terminée. Si tout va bien, d’ici à quelques années, il y en aura trente-six. Qui alors se rappellera qu’étaient auparavant alignées là les cuves d’où l’on sortait l’aluminium en fusion ? Denis Viau, lui, pourra dire qu’il s’en souvient. Car il a toujours travaillé là : entré à l’âge de 21 ans chez Alcan, en 1975, comme électricien, il est superviseur technique chez OVH. Les énormes transformateurs posés à l’extérieur, c’est son rayon.
« En fait, je ne suis pas trop dépaysé, dit-il avec son accent rocailleux. L’aluminium était fabriqué vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on ne pouvait pas arrêter les cuves. Aujourd’hui non plus, on ne peut pas arrêter les serveurs. » De fait, un serveur qui s’arrête, c’est un client pas content. Des salles de contrôle permettent de s’assurer en permanence que tout fonctionne. Sur un mur bardé d’écrans, les techniciens gardent un œil sur la partie électrique, le système de refroidissement, les allées et venues du personnel, et évidemment le réseau Internet.
Car, là encore, le service doit être impeccable : un internaute qui interroge une base de données doit pouvoir obtenir sa connexion instantanément. « On est à 8 ou 9 millisecondes de New York, souligne Germain Masse. C’est aussi pour cela que l’on est venu ici : on est tout près des Etats-Unis. » Pour garantir ce temps de réponse et ne pas dépendre de fournisseurs tiers, OVH est allé jusqu’à déployer son propre réseau de fibres optiques chez le voisin américain, une grande boucle passant par New York, Miami, Los Angeles et Palo Alto, au cœur de la Silicon Valley. Et puis, on ne sait jamais : en ces temps où l’on « découvre » que le gouvernement de Washington met en place des systèmes de surveillance généralisée, il est toujours plus sûr de garder le contrôle de ses infrastructures. Ça peut permettre d’éviter de laisser échapper ses données… »
Source : reportage Télérama – Thomas Bécard